L’anglicisme "globalisation" (terme anglophone globalization) conduit insidieusement à l'adhésion sans réserve de la plupart des langues de son sens. Ce terme est supposé donner sens à une réalité qui se joue des frontières, celle de l'emballement de la vitesse globale, du toujours plus, que nous retrouvons à travers tous les phénomènes labellisés "global events" : méga-fusions, conclaves des "global leaders", crises financières, catastrophes écologiques, nouveaux fléaux et pandémies, grand-messes sportives, disparition ou frasques des célébrités, expéditions militaro-humanitaires.
La disparition quasi-simultanée d'un verrou linguistique en autant de lieux divers de la planète est un indice de l'esprit du temps, celui des nouvelles modalités de l'interdépendance des économies ainsi que des cultures. Il participe de ce fait d’une configuration idéologique, celle de la représentation de la "communauté humaine globale" au sein d’un processus d'unification du monde. Ce credo forge le socle d'une pensée unique, dernier maillon d’une conception doctrinaire, idéologique, s’étant successivement appelée universalisme, cosmopolitisme, internationalisme, impérialisme, et désignant l'état et l'avenir de la planète.
Indissociable de l'idéologie de la communication, l'idéologie de la globalisation partage avec cette dernière une fonction matricielle dans la gestion symbolique de l'ordre social et productif porté par le capitalisme mondial intégré.
Amorcé depuis la Révolution des Lumières française comme anglo-saxonne au XVIII° siècle, le culte de la globalisation a commencé à formuler sa pleine puissance dans les années soixante dans la cadre de la guerre froide entre les blocs de l’Ouest et de l’Est. Il est alors réservé aux stratèges militaires du Pentagone sur un théâtre d'opérations dit lui-même global, ainsi qu'à la couverture électronique chargée de surveiller ses mouvements. Sa trajectoire civile y puise ses sources, théorisée par le philosophe et médiologue canadien Marshall Mc Luhan (1911/1980 – photo 1) dans son œuvre posthume "The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century " (le "village global"), qui va faire le tour du globe et se transformer en un cliché. Il épouse la vision eschatologique de la fusion de l'ensemble du genre humain en une
"communauté cosmique" développée par le théologien jésuite et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin (1881/1955 – photo 2), qui inventa vers 1938 la notion de "planétisation".
Les temps sont d’autant plus propices avec le grand récit de la conquête spatiale qui s’ouvre avec le lancement en octobre 1957 du Spoutnik dans le contexte de la Guerre froide. La notion de village global est également tirée de la leçon de la guerre du Vietnam, dont la couverture télévisuelle en direct, une première, annonce la puissance de l'image électronique à faire l'histoire, à faire la paix. Grâce au potentiel de convocation de la télévision, un "véritable communisme planétaire" est en train de s'instaurer, beaucoup plus authentique que celui revendiqué par les régimes se prétendant communistes.
Ainsi la compartimentation entre militaires et civils se dissipe, tandis que les sources de conflit dans les pays du tiers monde s'amenuisent, la technologie offrant à ces derniers la possibilité de combler leur retard sur les sociétés développées. La complexité des cultures et des sociétés dans lesquelles les messages font sens fait désormais les frais de cette utopie inspirée par le déterminisme technique.
Grâce à la maturité de ses réseaux d'information et de communication, la géopolitique impulsée par les États-Unis, tout particulièrement sous l’égide du politologue et conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzeziński (photo 3), est à présent pensée sous l'effet de la révolution technétronique, fruit de la convergence de l'ordinateur, des télécommunications et de la télévision. Elle conduit la planète à devenir une "société globale". Ses industries culturelles et ses modes deviennent naturellement universelles, proposant des modèles de vie, de comportement et d'organisation à imiter. La société globale sera donc l'extrapolation de l'archétype né et achevé outre- Atlantique, qui rend caduque la révolution politique, la diplomatie des réseaux remplaçant celle de la canonnière. Subtilité supplémentaire, elle va gommer la dénonciation d’impérialisme culturel américain de la décennie soixante-dix. Ce virage annonce une série de fins : fin du politique, fin de l'idéologie, fin des classes, fin des affrontements. Cette reconnaissance est réalisée sous l’Administration du Président démocrate Bill Clinton, qui se dotera d'un sous-secrétariat d’État aux "Affaires globales".
De leur côté, les milieux d'affaires fourbissent leurs armes contre l’État-nation, le "monstre nationaliste", ultime écueil au déploiement de la rationalité du Global Shopping Center. Cette vision conquérante des global leaders et autres world managers est corrélée à l'acharnement thérapeutique dont est l'objet le modèle de croissance des grandes nations industrielles, confrontées à la crise de l'énergie, au dérèglement des institutions financières régulatrices mises en place par les Nations unies, et aux revendications d'un nouvel ordre économique soutenues par le Mouvement des pays non-alignés. Face à cette "crise de civilisation" diagnostiquée qui touche de plein fouet la "gouvernabilité des démocraties occidentales", les rapports officiels de diverses grandes institutions sont unanimes : les nouvelles technologies de l'information et de communication sont la solution de sortie de la crise. D’autant plus que les débats sur l'avenir de la biosphère et des écosystèmes, ainsi que les luttes menées par de nouveaux mouvements sociaux à portée internationale contre les méfaits du modèle de croissance inspiré par l'idéologie du progrès sans fin, donnent à connaître un autre visage de l'appréhension d'ensemble des problèmes de la planète. Ces nouveaux acteurs ont inventé un mot d'ordre stratégique - Think globally. Act locally -, dont la mise en œuvre repose sur une organisation en réseaux.
Dès 1776, le philosophe et économiste écossais des Lumières Adam Smith (1723/1790 – image 1), le père des sciences économiques modernes, a théorisé le concept "d’atelier unique de la République mercantile universelle", soit un espace transfrontière. Les processus de dérégulation et de privatisation de la géo-économie déclenchés en cascade dans les années quatre-vingt du vingtième siècle le consacrent, tout particulièrement avec la dérégulation de la géo-finance. Autrefois cloisonnées, les places financières s'intègrent désormais dans un marché global totalement fluide, grâce à l'interconnexion généralisée en temps réel. De son côté, la sphère communicationnelle poursuit aux États-Unis le processus de dérégulation des télécommunications avec la suppression de l'interdit de la concurrence internationale en matière de système satellitaire. Quant aux discours d'accompagnement formulés par les groupes de communication et les réseaux de l'industrie publicitaire dans leur course au gigantisme, ils contribuent à asseoir la mythologie globale.
A marché global, culture globale, qui voit les prémices d’un nouvel âge qui ambitionne de chambouler toutes les frontières. Les différences imputables à la diversité des cultures, des normes et des structures s'effacent, la convergence poussant le marché vers une communauté globale. Partout sur la planète, les désirs et les comportements individuels tendent à évoluer de façon mimétique, quels que soient les produits et les services. On parle de "converging commonality". Cette thèse au caractère pour le moins abrupt est reprise en chœur par les candidats aux méga-fusions qui développent une vision instrumentale de la culture dans le discours managérial. Qui ne se souvient de Jean-Marie Messier (photo 2), homme d’affaires français alors aux commandes du groupe Vivendi, qui rachète en 2000 les actifs du groupe Seagram (boissons, alcools, divertissements — dont les studios Universal) pour en faire un monstre planétaire du divertissement ? Aux contours imprécis de cette notion déjà polymorphe, les acteurs de la géoéconomie ajoutent l'ambiguïté du terme globalisation.
Marketing & Publicité, berceau de la globalisation business
La notion de culture globale est née empiriquement dans le pré carré du marketing autour des deux questions suivantes : peut-il y avoir des politiques de produits globaux ? Est-il possible de rentabiliser des marques dans une multitude de pays en utilisant les mêmes axes, en fondant l'approche stratégique des cibles sur les mêmes arguments et des registres émotionnels semblables ? Et une fois de plus, forte de son expérience antérieure dans l'internationalisation des réseaux de la communication et de la culture de masse, l'industrie publicitaire s'est révélée un laboratoire d'avant-garde, à un moment où commençaient à fleurir les projets de pan-télévisions à vocation mondiale ou continentale.
Une nouvelle génération d’économistes tenants d'une globalisation outrancière comme l’économiste états-unien Steven Levitt, professeur à l'Université de Chicago, s’en font les chantres zélés. Pour eux, la clé du succès pour l'exploitation des marchés internationaux se trouve dans le lancement de produits et de marques à caractère global, c'est-à-dire standardisés à travers le monde entier. Cette stratégie de standardisation universelle se veut la seule réponse adéquate à l'homogénéisation des besoins mondiaux et à la nécessité d'économie d'échelle en production et en marketing. Et si des marchés segmentés, composés de groupes socialement, économiquement et démographiquement différents, demeurent, ils répondent plus à une logique globale qu'à des logiques nationales. Ainsi des groupes de personnes similaires résidant dans des pays différents peuvent avoir les mêmes besoins et les mêmes demandes pour les mêmes produits. De là découle la décision d'élaborer des typologies transfrontières de styles de vie, qui regroupent et classent les individus en consumption communities ("communautés de consommation") sur la base de leurs systèmes de valeurs, priorités, goûts ou normes, et, par-dessus tout, leur solvabilité. De leur côté, d’autres théoriciens font preuve de plus de prudence, et tout en reconnaissant la pertinence de la recherche des similitudes, insistent sur la nécessité de débusquer les différences et de s’adapter aux plis du terrain.
L'idée de culture globale prend appui sur la capitalisation de références et de symboles culturels universellement reconnus. Cette convergence culturelle des consommateurs, de leurs attitudes et comportements vers un "style de vie global", s’accompagne par tout un investissement préalable en "éducation du consommateur", distillé au fil des années par les films et les programmes, plus spécialement ceux des États-Unis, considérés comme "supports naturels d'universalité". Elle a pour objectif de vaincre les résistances à ladite standardisation universelle. Cette alphabétisation médiatique au grand dénominateur planétaire a ainsi posé les prémices du "village global", ce que d’aucuns nommeront la "McDonaldisation" ou "Cocalisation" des esprits, avec comme facteur d’accélération la langue anglaise, agent d'homogénéisation par excellence pour s’être imposée comme langue universelle.
Cette grille globale s'insère dans une conception relationnelle de l'entreprise, qualifiée d’entreprise-réseau, destinée à remplacer le modèle hiérarchisé du fordisme propre à l’ère industrielle. Tout défaut dans l'interaction opérationnelle entre les parties de ce tout organique, entraînant de ce fait le risque de gripper le système, voit la communication positionnée comme garante de la fluidité. C’est désormais la consécration d'une vision cybernétique de l’entreprise, dont les manitous gestionnaires veillent à l'intégration fonctionnelle de la conception, de la production et de la consommation dans cette perspective du grand tout planétaire. Le consommateur perd son caractère d'agent passif pour être promu au rang de "coproducteur". Quant aux marchés local, national et international, ils ne sont plus compartimentés, mais mis en interaction et pensés de façon synchrone. Cet impératif a son néologisme, la "glocalisation", fruit de global/local. Dans ce schéma de rapport pragmatique à l'espace mondial, il n'y a de place que pour la notion de culture opératoire, c’est-à-dire rationnelle, les cultures particulières s’avérant être des écueils à la performance et à la standardisation des produits et des comportements. D’où la nécessité de la fin de l’État-nation.
Le syndrome du global business entraîne démesure et mégalomanie, se retrouvant dans le discours enfiévré sur les valeurs de l'entreprise globale, la totalité marchande respirant la folie des grandeurs : "Where conquest has failed, business can succeed." Ainsi la global business community n'a de cesse de revendiquer le rôle messianique d'accoucheur de la paix mondiale. Les organisateurs du Forum économique de Davos, le rassemblement annuel des élites du monde, définissent à cet effet leur entreprise comme une "sorte de conscience sociale globale", non sans avoir rappelé au préalable qu'elle est " apolitique ". Ce néo-millénarisme de la bonne conscience de façade, prétendant à la fin des conflits, est d’un cynisme et d’une arrogance extrêmes : realpolitik de l’OTAN au service des intérêts capitalistiques, exploitation sans vergogne des ressources naturelles, flexibilité et précarisation, nomadisme, acculturation, appauvrissement croissant, concentration des richesses, démesure des rémunérations, spoliation des peuples…
Ce caractère rudimentaire et simpliste des discours de légitimation de l'idéologie de la globalisation est un affront à la réelle complexité d’un monde interconnecté, s’appuyant sur la dérégulation des systèmes d'information et de communication. Toutes les disciplines participant de la vie économique se sont emparées de ce concept creux car vidé de tout sens sacré : informatique, marketing, design, publicité, communication…
Cette professionnalisation sans état d’âme conçoit les contours d’un futur global terrifiant, caractérisé par la fin de la "centralité", de la "territorialité" et de la "matérialité". C’est l’implosion de la pensée humaniste pour son substitut qualifié de transhumanisme, voyant la célébration d'un "capitalisme libre de frictions" et d’un monde numérique froid, rationnel, binaire, nouvelles forces d’une Nature vidée de sa substance sacrée première. Les livres sacrés intemporels sont désormais remplacés par les bestsellers de Nicholas Negroponte* (photo 1) et Bill Gates (photo 2) et leur hymne à "décentraliser", "globaliser", "harmoniser" et "donner plein pouvoir pour faire". A l'instar de son comparse "communiquer", le verbe "globaliser" accède au statut d'intransitif, autrement dit non susceptible de se vivre par soi-même...
* Informaticien états-unien d’origine grecque, professeur et chercheur au MIT, auteur entre autres de " Being digital " (1995).
La vision globaliste nécessite pour sa mise en œuvre d’innerver par les trafics d'influence (lobbys, prévarication, infiltration) les centres de décision gouvernementaux, nationaux comme internationaux. Elle est relayée auprès du grand public par les grandes manœuvres de la sphère communication, tout particulièrement par le biais de médias de presse et audiovisuels contrôlés. Nul ne s’étonnera de retrouver à leur capital de grands groupes industriels et/ou de services. L’objectif est clair : infléchir dans le sens de l’autorégulation marchande les décisions des instances supranationales où se négocient les règles qui doivent présider à l'architecture de l'ordre marchand.
A la traditionnelle liberté d'expression caractéristique des démocraties s’est désormais rajoutée la "liberté d'expression commerciale" que l'on prétend ériger en un nouveau "droit de l'homme". Il en découle une tension constante entre la loi empirique du marché et la règle de droit, entre la souveraineté absolue du consommateur et celle du citoyen. C'est dans ce contexte qu'a émergé la notion néo-populiste de global democratic marketplace, pièce centrale de légitimation du libre-échangisme. Les organisations interprofessionnelles de la communication y ont vu une justification et une légitimation à leurs actions de lobbying en faveur de la libéralisation des flux culturels et d'information globaux. Il ne s’agit ni plus ni moins que de tenter de repousser les limites imposées par la société, confinant à la " mise en service de la sphère publique aux fins des relations publiques " (Cf. Jürgen Habermas, théoricien allemand en philosophie et en sciences sociales). Comme principe d'ordonnancement du monde, cette notion de liberté d'expression commerciale est indissociable du vieux principe de free flow of information (libre flux de l’information), mis en circulation par la diplomatie américaine au début de la guerre froide. La doctrine managériale de l'entreprise sur la globalisation recycle ce principe qui aligne la liberté tout court sur la liberté de faire du commerce, rendant par-là obsolète et caduque toute pensée qui continue à croire que le principe du free flow of information n'est pas synonyme de justice et d'égalité entre les peuples. Les objections que l'on est en droit de faire à cette conception mercantile de la liberté sont aussitôt taxées par les lobbies et leurs relais médiatiques de tentatives de restaurer la censure. La liberté de communiquer ne doit souffrir aucun interdit.
Le cadre même des débats présidant à cette "philosophie marchande" a été déplacé. Jusqu'au début des années quatre-vingt, l'Unesco était l'une des principales tribunes de débats sur la culture, l'information et la communication, avant que ceux-ci ne soient repris par un organisme technique sous contrôle, le Gatt, l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, rebaptisé en 1995 Organisation mondiale du commerce (OMC, World Trade Organization). Assimilée aux services dans la nomenclature des échanges commerciaux, la communication inclut aussi bien les produits des industries culturelles que les télécommunications, l'industrie du tourisme que les techniques de gestion. C’est ainsi que dans les parties de bras de fer autour de l'aménagement de l'ordre communicationnel, l'Union européenne, considérée comme le marché étranger estimé le plus solvable de la planète par les entreprises américaines, est devenue la cible principale des attaques du gouvernement et des producteurs des États-Unis. Les négociations sur l'exception culturelle achevées en décembre 1993 ont vu une argumentation basée sur le libre arbitre du consommateur dans un marché de l'offre libre, seul à même de régir la circulation des flux culturels. Cet axiome de la souveraineté absolue du consommateur délégitime de la sorte toute tentative de formulation de politiques publiques, nationales et régionales. Ne trouvent grâce ni les interrogations sur le rôle que doit jouer l’État dans un aménagement des systèmes d'information et de communication en vue de préserver les voies de l'expression citoyenne des logiques de l'exclusion marchande et technologique, ni celles qui ont trait à la nouvelle fonction des diverses organisations de la société civile comme facteur de pression décisif pour exiger de l'autorité publique cet arbitrage.
Ayant échoué à démanteler les systèmes de protection et de soutien à l'audiovisuel en vigueur dans l'Union européenne, les États-Unis ont alors entrepris de contourner l'obstacle à partir d'une stratégie à plusieurs niveaux. Tout d'abord, en dédramatisant les querelles sur les questions de l'identité culturelle. Puis, sur le fond, en empêchant le renforcement des mesures restrictives (quotas de programmes, par exemple) et leur extension aux nouveaux services de communication. Toutes les tribunes où se discute cette question plus générale de la libéralisation des régulations existantes en matière d'investissement sont utilisées pour contrer la philosophie de l'exception culturelle. Tout en multipliant les alliances et les investissements des entreprises américaines en Europe, il est recherché discrètement l'adhésion aux positions américaines des opérateurs européens affectés par les quotas et les réglementations (télévisions privées, industrie publicitaire, opérateurs de télécommunication). Enfin, une action est menée pour éviter que le modèle de politique audiovisuelle de l'Union européenne ne fasse tache d'huile dans la partie Est de l'Europe, pour des pays pouvant être tentés d'emprunter cette voie défavorable à la vague des alliances et des investissements des firmes des États-Unis dans la région.
Les manœuvres autour du projet de "société globale de l'information" reflètent ces orientations stratégiques, comme la recherche au nom de la convergence numérique de la fusion des régimes de régulation applicables à l'audiovisuel et aux télécommunications, ou encore leur soumission à une norme "simplifiée" dictée par les "forces du marché ". Il s'agit donc de mettre sur le même pied une communication téléphonique et un produit culturel, l'enjeu étant la disparition du traitement particulier réservé au dernier. Cette tentative se fait souvent d'ailleurs avec la complicité des instances de l'Union européenne (Cf. proposition en décembre 1977 d'un livre vert sur la convergence des télécommunications, des médias et des technologies de l'information par Martin Bangemann, alors commissaire en charge des télécommunications). Le projet de charte communautaire "Informatique et libertés" sur la protection des données relatives à la vie privée va en ce sens. Jusqu’à quand l'application de cette doctrine libre-échangiste ne s’étendra-t-elle à toutes formes de services et marchandises, comme la santé et l'éducation ?
Le levier ultime de mise en œuvre de cette géo-économie libérale réside bien sûr dans la géopolitique, la force armée des États-Unis et sa diplomatie apparaissant comme la garantie de la démocratie et des marchés libres sur la planète. Le réseau web en constitue le bras armé de prédilection à travers ses champions planétaires (Google, Facebook…). Sous contrôle de la NSA*, ils illustrent parfaitement cette capacité à réaliser les objectifs désirés en matière de relations internationales à travers la séduction plutôt que la coercition. C'est la stratégie du soft power, qui consiste à convaincre les autres de suivre, ou les amener à accepter, les normes et institutions qui produisent le comportement désiré par l'attrait hypnotique exercé soit par les idées soit sur l'aptitude à fixer l'ordre du jour de telle façon qu'il modèle les préférences des autres. En effet, si un État réussit à faire légitimer son pouvoir aux yeux des autres et à instaurer des institutions internationales qui les encouragent à endiguer ou limiter leurs activités, il n'a plus besoin de dépenser autant de ses ressources économiques et militaires traditionnellement coûteuses. Depuis lors, la doctrine de la sécurité globale a été érigée en pivot de la construction d'une planète stable, la défense de l'économie de marché et, donc, la préservation des conditions de la libre circulation de l'information. Les consultants de la Rand Corporation, institution ayant pour objectif d'améliorer la politique et le processus décisionnel par la recherche et l'analyse, la résume en une formule : " Unipolarity - globalization ". La concentration du pouvoir géopolitique dans la superpuissance que sont les États-Unis apparait comme la contrepartie logique de la globalisation géoéconomique.
* La National Security Agency (NSA, " Agence nationale de la sécurité ") est un organisme gouvernemental du département de la Défense des États-Unis, responsable du renseignement d'origine électromagnétique et de la sécurité des systèmes d'information et de traitement des données du gouvernement américain.
Même si un mouvement de contestation de cette nouvelle donne politique s'est mis en place à l’initiative d’organisations non gouvernementales, de syndicats et d’associations, pointant les dérives et dangers d'un monde " tout marché ", la multiplication des conversions du spectre politique planétaire à l’avènement d'une "société civile globale " conduit à son inéluctable instauration. Pour autant, elles se heurtent à la complexité d’une telle transformation des peuples, de leurs racines et coutumes spécifiques, expliquant les turbulences actuelles entre les États-nations et la société civile nationale. Qu'on le veuille ou non, le territoire de l’État-nation demeure le lieu de définition du contrat social, et il est loin d'avoir atteint le degré d’obsolescence dont le créditent les croisés de la déterritorialisation par réseaux interposés.
Pour les laudateurs du transhumanisme mondialiste, l'Histoire c'est du bidon. Le mouvement de l'intégration mondiale est dépouillé de toute mémoire conflictuelle, et, partant, de ses enjeux contemporains. Ce déni, ce refoulement du regard historique n’est pourtant qu’une simple illusion d'optique. En effet, ce mouvement d'unification du monde n’est pas une première, étant apparu très antérieurement à différentes reprises et fondateur par là-même de la construction de l'imaginaire de la modernité universaliste. La grande différence est qu’en lieu et place d'un véritable projet social, le déterminisme techno-marchand qui y préside aujourd’hui institue la communication fumeuse sans fin en héritière du progrès sans fin. Il n'est simplement que le recyclage du vieux projet eschatologique de l'occidentalisation du monde à la sauce post-capitaliste, qui voit les modèles culturels de la modernité irradier du centre vers la périphérie.
Ce schéma de la maturation historique de la modernisation par le "dieu" progrès se heurte à une donne pourtant incontournable, celle des cycles d’évolution de l’humanité liée à la conscience humaine et non au mythe du progrès technique*. C’est pourquoi le courant de l’histoire n'est jamais sans contrecourants ni tourbillons, révélant sa nature à travers des asymétries, des survivances, des diversions, des régressions. Il est comparable au sens des choses perçues, n'excluant jamais absolument d'autres modes de perception. A la vision compacte, abstraite et déterministe d'un système économique répond le caractère "baroque" de la conscience humaine, plus à même de rendre compte de la complexité du système économique en place et de sa techno-utopie prometteuse d'une ère globale, à la fois démocratique et prospère.
* Cf. Évolution de civilisation (2) Les synchronicités de l'histoire
De l’effondrement de la productivité
En économie, la productivité, autrement dit la performance opérationnelle de l'entreprise dans la création de sa valeur, découle de la combinaison des 4 facteurs X nécessaires à son fonctionnement, tout particulièrement pour celles qui relèvent des secteurs agricole, artisanal ou industriel : le facteur Capital ou financier, le facteur humain, le facteur matériel et le facteur immatériel, d'autant plus pour les entreprises orientées services qui s'appuient sur les technologies numériques. Cette combinaison doit conduire à la rentabilité, puisque la raison d'être première de l'entreprise commerciale ou marchande est de faire des profits pour assurer sa pérennité sur un terrain de jeu appelé marché, celui-ci reposant sur le principe "sacré" de la libre concurrence à l'heure de l'idéologie mondialiste libérale.
Si la facteur humain participe naturellement des résultats de la productivité, il apparaît cependant en baisse sensible dans sa contribution, expliquant notamment sa substitution progressive par le facteur technologique compte-tenu des progrès spectaculaires de l'Intelligence Artificielle en matière d'automatisation et de robotisation des tâches. L'évolution des mentalités, et par là-même des aspirations des individus dans leur vécu en société, explique le constat porté par nombre d'observateurs et dirigeants du monde économique, à savoir que l’engagement au travail est en baisse continue depuis de nombreuses années. Une majorité d'individus considèrent désormais que le travail n’est pas épanouissant. Il en résulte logiquement une baisse de la productivité du travail, ce qui s'avère très préoccupant tant pour l’attractivité du pays que pour ses performances économiques dans l’avenir.
Cette baisse est d'une part liée à un "manque de sens collectif" produit par l'individualisme en vigueur dans notre société occidentale fortement matérialiste. C'est entre autres ce que met en avant un rapport rendu en avril 2023 réalisé par la commission Travail et Emploi du Conseil économique social et environnemental (CESE), qui conclue à un "déficit majeur de respect, d’écoute et de reconnaissance" envers les salariés. Les auteurs de ce rapport déterminent trois "leviers" qui définiraient le sens donné au travail : la finalité du travail, son contenu et ses conditions d’exécution, soulignant à cet effet les besoins de responsabilisation, de reconnaissance et de respect. Naturellement, les encadrants/managers seraient la clé dans cette relance de la productivité, moins dans un rôle hiérarchique que de développement des talents, compétences et des parcours professionnels.
C'est cependant oublier une autre explication, autrement plus pertinente. La perte de sens dans nombre de métiers, tout particulièrement ceux des fonctions
supports, est liée à l'ubuesque complexité administrative passant par l'usage intempestif des tableurs Excel, des reportings incessants et des remplissages de CERFA, terme désignant par extension les formulaires administratifs élaborés et enregistrés par
le centre d'enregistrement et de révision des formulaires administratifs.
Les salariés passent de plus de temps à remonter de l’information plutôt que de travailler. Quant à la société, elle n'a eu de cesse de se
complexifier par l'abondance de normes, règles, lois et règlements qui occupent des millions de gens à travers le monde à faire des choses qui ne produisent rien.
Enfin, nous assistons à l’effondrement non pas du sens au travail, mais du sens du travail. Beaucoup ne veulent plus travailler ou se désengagent parce que le sens de l’effort lui-même disparaît d'une société ultra-libérale placée sous la coupe d'une classe financière sociopathe mondialisée, qui promeut les loisirs et divertissements en tête de gondole, qui a pour principale finalité la production de masse pour la consommation en masse, et où les 3/4 des richesses sont phagocytés par l’univers financier qui ne produit rien. Autrement dit, une société capitaliste non plus de production mais de rente, qui matérialise la "folie ordinaire", celle de l’amalgame entre le nécessaire, l’utile et le superflu, de la priorité donnée à la satisfaction de ses envies et désirs. Il n'est qu'à voir une partie de la jeune génération Y ou Z, les millenials ou digital natives, dont les capacités cognitives sont de plus en plus rongées sinon annihilées dans l'abrutissement des réseaux sociaux et dans l'addiction aux smartphones. Ceux-ci ne sont plus ancrés dans le réel, mais abrutis par les écrans, ce que la publicité pour marques concernées comme Samsung expose cyniquement (on y voit jeune femme qui est l’avenir rester vautrée dans son canapé). Et cerise sur le gâteau, le droit à la paresse est prôné par une certaine frange irresponsable car abreuvée à la subvention publique, écolo il va sans dire !
Sans oublier les conséquences d'une fiscalité dissuasive pour la juste rétribution du travail, les prélèvements, impôts et taxes en tous genres contribuant à l'appauvrissement d'une grande partie du corps social dans un contexte inflationniste pour le coût de la vie. Si le travail et l’effort sont punis plutôt que récompensés, et que l'ascenseur social tire vers le bas, il est logique que les agents économiques s’en détournent, d'autant lorsqu'ils contemplent abasourdis les rémunérations et train de vie des "grands" dirigeants (se souvenir du mariage royal à Versailles de Carlos Ghosn, alors PDG de Renault) et les dividendes exorbitants des actionnaires.
Au final, la productivité reposant sur le facteur humain ne peut évidemment pas y survivre. Seule voie de sortie pour l'individu, devenir malin pour trouver sa niche individuelle et ne pas virer "sociopathoïde", entendant que cette réponse est totalement destructrice des structures d’une société.
"Quand vous aurez fait tout ce qu’il faut pour avoir de bons esclaves, il ne vous restera plus que de mauvais sujets."
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, penseur politique, philosophe et écrivain français des Lumières (1689/1755), Puissance des États (1768)
En fait, les réseaux de l’information tant encensés pour leur soi-disant vertu libératrice n'ont cessé de creuser les écarts entre les économies, les sociétés, les cultures, réparties selon la ligne de démarcation du "développement". En effet, la connectivité au réseau global ne concerne qu’un faible pourcentage de la population mondiale, avec une surreprésentation des pays de l'OCDE, les usagers de l’internet étant pour plus de la moitié aux États-Unis, qui ne représentent que 5 % de la population de la planète. La réalité est que l’utopie de la communication globale au service de la paix et de la démocratie masque l’asservissement des populations riches occidentales à la cupidité sans limites d’une minorité élitiste prédatrice, totalement réfractaire à tout partage équitable. Les fondamentalistes du néolibéralisme à la sauce darwinienne, celle du plus fort, avouent d’ailleurs sans ambages que la donne indépassable du développement business relève dans le monde de la règle des "20/80". En clair, le modèle de l'économie globale ne peut intégrer à ses bénéfices que 20 % de la population mondiale, le sort du reste étant la précarité. Le vieux projet de modernité fondé sur le désir d'en finir avec les inégalités et les injustices est ainsi considéré comme révolu. Voici révélée la mystification de masse produite par les "idéologues du laissez-faire globaliste", qui occulte l’exclusion des condamnés à mort produits par cette guerre économique. La guerre contre les pauvres et les faibles n’est rien d’autre que l'ordre du jour assumé de la modernité transhumaniste.
Le rapport de force entre les cultures ayant de nos jours perdu de sa pertinence théorique et pratique, les nouvelles manières critiques d'appréhender la formation de la modernité prennent naturellement le contre-pied de la représentation de la culture business à sens unique comme seul horizon des possibles. C'est pourquoi l'idée d'un progrès "nécessaire" défini exclusivement à partir de l'expérience euro-américaine de la modernité est en crise, précipitant les interrogations sur les processus d'appropriation des flux globaux par les cultures et les territoires singuliers, entre le "moderne" et le "traditionnel". De Rio à Bombay, de Tokyo à Singapour, de Séoul à Mexico, l'anthropologie culturelle découvre les expressions de modernités métisses, forçant les anciens pôles d'une modernité unique à jeter un autre regard sur leur propre histoire. Cette mise en question d'un type idéal de modernité amène à élargir l'observation à un éventail plus large de réseaux émetteurs de flux globaux. Ils se nomment alternatifs. A rebours de la vision géo-techno-économique d'un monde soi-disant ordonné par le libre-échange, apparaît, au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest, le découplage entre la spécificité des systèmes socioculturels et le projet d'unification du champ économique. Cette dissociation est une source permanente de conflits et de tensions, qui alimentent les réseaux multiples du désordre planétaire et qui ont leur propre forme de mondialisation. En contrepoint de ces nouveaux paysages métissés, liés inextricablement à la même reconstruction des processus identitaires à l'âge des flux globaux, il y a les insurrections de la singularité culturelle qui répondent à la menace d'homogénéisation par le refus de l'altérité.
Ces voies de réflexion exploratoires sur la fragmentation et l'hétérogénéité de la planète indiquent, si besoin était, les limites du média-centrisme qui caractérise la tendance à réduire l'équation culturelle à un problème de culture de masse, et à induire de la pan-diffusion de ses produits et des global events la fusion des cultures sous un même coefficient de rassemblement. On ne le dira jamais assez : d'une part, seul le désir est "universalisable", et non les biens et les modes de vie que ces réseaux de l'ubiquité marchande font miroiter quotidiennement à travers leurs vitrines médiatiques ; d'autre part, il est illusoire de penser qu'il y a isomorphisme entre l'émission et la réception, la théorie mathématique de l'information formulée par les ingénieurs cerveau gauche ayant fait long feu. A un horizon qui ne cesse de se rapprocher se profile le spectre de la "révolution des frustrations croissantes", produit de la distance qui sépare les promesses d'intégration au style de vie global et les situations d'exclusion dans la vie concrète. Il promet d'être violent.
Quant au retour aux logiques de "reterritorialisation" des flux globaux, il est évidemment ambivalent. Le danger est de s'en saisir pour préconiser un relativisme culturel qui fait bon ménage avec l'argumentaire du libre arbitre de l'individu consommateur. Allergique à toute idée de détermination sociale au nom du principe de l'autorégulation, le relativisme culturel affiché par le nouveau libéralisme dénie la nécessité d'intervention régulatrice de la part de l'autorité publique comme de la société civile dans les affaires des acteurs de la géoéconomie. Ce relativisme s'est paradoxalement révélé être un allié objectif des professions de foi qui réfutent l'universalité des droits de l'homme au nom de la différence culturelle. Ainsi le discours de l'opportunisme managérial sur le respect des idiosyncrasies culturelles est-il devenu le sésame pour l'ouverture des nationalismes économiques à la global democratic marketplace. Raison de plus pour se montrer épistémologiquement vigilant dans un univers où les mots ont coutume de s'imposer sans que les citoyens puissent exercer un droit de regard.
Source : Armand Mattelart - Vers une globalisation ? In: Réseaux, volume 18, n°100, 2000. Communiquer à l'ère des réseaux.